Chien boudeur
Stylo
Va et vient 09
Amélie Gressier
De toute façon, il n’a pas le choix. Il ne l’a jamais eu. Pour lui, ça fait partie de la beauté de sa mission. C’est un non-sujet.
Comme sa mère avant lui et son grand-père avant elle, il n’est là que pour une chose : transmettre des récits. Une histoire, un groupe de personnes, un lieu. Et lorsque le mot Fin est prononcé, la nuit vient et lui annonce la prochaine fable, le prochain peuple, la prochaine destination. Alors il repart. C’est un voyageur, comme Ulysse dans L’Odyssée. Il est raconteur d’histoires, et dans quelques années, sa fille suivra le même chemin.
Il ne connaît ni la date ni l’heure, mais sait toujours où il se trouve et comment atteindre sa destination. Aujourd’hui, il doit rejoindre ces hommes et ces femmes du froid, protégés par des fourrures, chasseurs et pêcheurs qui vivent loin de tout et de tous. Il les a déjà visités, il y a une dizaine d’années. Il s’en souvient. C’était l’été, il avait terminé son périple en barque et les enfants étaient venus l’accueillir sur la berge.
Cette fois, c’est différent. C’est le début du printemps. Quand le soleil est au zénith, la température ne doit même pas avoisiner les -5°C. Il y a du vent qui cingle les joues et qui finit par saoûler, fatiguer et déprimer. Dans ces moments, il pense fort à Marche ou crève, se disant qu’au moins il ne va pas se faire abattre par un soldat, et il continue, sans plus réfléchir, sans s’arrêter.
C’est précisément ce qu’il fait maintenant. Il avance face au vent, comme La Horde du Contrevent, jusqu’à son extrême-amont à lui, ce village glacé. Puis il réalise que le sol a changé. Depuis quelques dizaines de mètres, il ne marche plus sur de la neige durcie par le froid, mais sur un lac gelé. Et c’est là qu’inconsciemment, il se dit qu’il n’a pas le choix, comme les danseurs dans On achève bien les chevaux. L’arrêt n’est pas une option. Sinon tout s’effondre et tout ce qu’il aura fait jusqu’à présent n’aura plus aucun sens.
Toutefois, il fait un dernier pas et se retrouve immobile. C’est une sensation étrange et surprenante. Il a besoin de réfléchir, et ce besoin lui fait peur car pour la première fois, il a un problème qui n’a pas de solution.
Il fait froid mais pas assez, il doit atteindre le village mais ne peut pas contourner le lac, il veut vivre mais ne peut pas reculer.
Alors il pense aux Fourmis, pas celles de Werber, celles de Vian, et il se dit que c’est drôle que deux livres aient le même titre, et que ça ferait sourire sa fille.
Sous ses pieds, la glace craque. Juste un petit peu. Puis elle se tait. Le temps de trouver une solution.
Charivari
La passante
L’obscure
La dorée
Trois p’tits riens
Les traits tirés
Nuit noire
En filigrane
Le foulard oublié
« Va-et-vient » numéro 4
Dans la lignée des célèbres Vases communicants, ce numéro 4 de Va-et-vient reprend le même schéma de communication : des personnes qui écrivent un texte (avec ou sans illustration) sur le blog des autres. Ce jeu littéraire paraît tous les premiers vendredis du mois. Le thème de celui-ci s’intitule « Le foulard oublié ».
Pour cette édition, un texte d’Amélie Gressier vient sur le : Désert occidental. quand Jean-Yves Beaujean va sur son blog Plume dans la main,
……. D’autres vont & viennent !
Jérôme Decoux voit sa contribution paraître sur Métronomiques & Dominique Hasselmann sur Carnets paresseux. Marie-Christine Grimard a échangé avec Marlen Sauvage et est hébergée sur le blog de celle-ci : Les ateliers du déluge, tandis qu’elle l’accueille sur Promenades en Ailleurs. L’autre échange se déroule entre Brigitte Célérier qui est publiée sur le blog de Dominique Autrou : La distance au personnage, tandis que lui-même voit sa contribution figurer sur le blog de celle-ci, Paumée.
J’y ai réfléchi longtemps.
Tu t’es assez tu pour que j’affûte ma lame.
Tu m’as assez parlé pour que j’aiguise mon couteau.
Entre les deux il y a mille choses.
Le froid glacial.
La lande déserte, l’herbe givrée qui crisse sous nos pas.
La lune, pleine dans deux jours.
Si tu n’avais pas oublié ce foulard, on ne serait pas là, toi et moi. Tu serais en train de me consoler, de me dire d’être forte, en train de te rapprocher, une amie dont je serais incapable de comprendre les intentions. Les fleurs du cimetière pas encore fanées, j’imagine très bien ta voix doucereuse, tes mots vénéneux, comme un poison.
Quelques gouttes de sang sur un morceau de tissu égaré, c’est si petit. Mais dans chacune d’elles, sa vie pulse et la mienne avec.
Le faisceau de ma lampe torche.
Ta silhouette qui avance devant moi, sans plus oser se retourner.
L’odeur de la neige, la buée de nos souffles quand nous expirons,
nos voix qui se taisent.
Nos voix qui se taisent car tout est dit.
Tu n’as plus rien à faire ici.
Ce foulard, je te l’avais offert avant que tu ne partes.
Quelle belle ironie.
Parfois je me demande si tu l’as vraiment oublié.
Peut-être voulais-tu que je le trouve.
J’ai fini par m’en convaincre.
Tu vas voir.
Moi aussi j’ai le sens de la mise en scène.
Amélie Gressier